Une maison de retraite coopérative et écologique pour que « les vieux » ne deviennent pas « des marchandises »
Ils ne voulaient pas terminer en traditionnelle maison de retraite mais être acteurs de leurs vies. Sept ans après leurs premières discussions sur le bien-vieillir, un groupe de retraités entame les travaux de la première coopérative d’habitants pour personnes vieillissantes. La non-spéculation, la démocratie et l’écologie sont au fondement du projet « Chamarel – Les Barges », situé dans un quartier de Vaulx-en-Velin à l’est de Lyon. Un projet tellement inspirant que la banque a même accordé à ces sexagénaires un prêt sur cinquante ans ! Rencontre.
Le rendez-vous est donné au quinzième étage d’une des tours de Vaulx-en-Velin, dans la banlieue est de Lyon. C’est là que se trouve le siège de l’association Chamarel, créée en 2010, à l’initiative de la première coopérative d’habitants pour personnes vieillissantes [1]. Patrick, Janine, Hélène, Luc et Jean achèvent leur rendez-vous avec un couple de retraités intéressés par leur projet d’habitat coopératif. À dix minutes à pied se trouve le terrain où les travaux ont commencé début décembre 2015. Les seize logements et espaces mutualisés devraient être achevés à la mi-2017. Ce sera l’une des premières coopératives de retraités.
Tout est parti, sept ans plus tôt, d’une discussion entre deux amies sur les difficultés de proches n’ayant pas anticipé leurs vieux jours. « Rapidement, nous avons été plusieurs à nous réunir en se disant qu’il faudrait peut-être en parler pour ne pas emmerder nos enfants », se remémore Patrick, instituteur à la retraite.
« Les vieux deviennent des marchandises »
Autour de la table, tous pointent l’absence de financement pour les foyers-logements et les longues listes d’attente des maisons de retraite. « Ne restent que les “senioriales” (des résidences pour les seniors), inabordables pour la plupart des gens », dénonce Luc. « Les vieux deviennent des marchandises et certains s’en mettent plein les poches », appuie Jean, désireux de trouver une solution pour enrayer le phénomène. « Tous les soins échappent à la décision de la famille, on devient assistés, complète Hélène. Alors que, nous, on veut être acteurs de nos vies. » Ensemble, ils ont entamé une réflexion sur le bien-vieillir. Le groupe s’est progressivement agrandi autour de valeurs communes, afin de vivre au mieux leur vieillesse, avant de se lancer dans la création d’un lieu de vie commun.
Premier défi : trouver le bon statut pour leur projet d’habitat. Une rencontre avec la Fédération française des coopératives d’habitants [2] les convainc de choisir la coopérative d’habitants, une troisième voie entre propriété privée et location. Le principe : regrouper des personnes voulant gérer et améliorer ensemble les logements qu’elles occupent dans un même immeuble. « Nous leur avons présenté les valeurs piliers de la coopérative d’habitants, que sont la propriété collective, la non-spéculation immobilière et la gouvernance démocratique », explique Valérie Morel de la Fédération Auvergne-Rhône-Alpes. « C’était les valeurs que nous défendions, et nous avions là le statut pour les mettre en pratique », se réjouissent les coopérateurs.
Illustration sur la non-spéculation. « Quand vous tapez EHPAD [établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes, Ndlr] sur Internet, on vous invite à investir et on vous promet la rentabilité et des défiscalisations », note Patrick, agacé par cette surenchère. « Dans notre projet, la valeur des parts sociales est indépendante de la valeur immobilière. » Les coopérateurs sont propriétaires collectifs de l’immeuble : chacun amène des parts sociales. Mais si l’un d’entre eux quitte le logement, il part avec la valeur de la part sociale détenue au départ, quelle que soit la plus-value prise par l’immeuble. « Notre slogan est plutôt : investissez en parts sociales avec la certitude de ne pas faire de bénéfices ! », plaisante Patrick.
« Une personne égale une voix »
Le projet associatif des Babayagas à Montreuil, une maison de retraite autogérée, citoyenne et écolo, les fait réfléchir sur le mode de fonctionnement à adopter [3]. Ils font le choix de l’autogestion et privilégient les valeurs démocratiques. Accompagnés et conseillés par Habicoop, les adhérents de Chamarel créent en décembre 2012 la société par actions simplifiées (SAS) « Chamarel-Les Barges », du nom du quartier dans lequel se trouve le terrain proposé par la ville de Vaulx-en-Velin.
La SAS – statut également adopté par les résidents du Village Vertical à Villeurbanne – permet de gérer le bâtiment dans l’attente de la légalisation du statut des coopératives d’habitants en France [4]. Par exemple, le vote n’est pas proportionnel au nombre de parts sociales détenues, mais basé sur le principe « une personne égale une voix ». « En général, la décision est plutôt prise au consensus, et ça marche bien, observe Luc. Le consensus, ce n’est pas le plus petit dénominateur commun, mais souvent une troisième solution qui apparaît. »
« On a fait une sorte de pari, poursuit Patrick. Quand il y a un chef, les décisions peuvent se prendre plus rapidement. Nous, on prend un peu de temps pour arriver au consensus, mais avec la volonté que le résultat soit plus solide dans la durée. » « Quand on m’a dit qu’il n’y avait pas de chef, ça m’a tout de suite plu ! » sourit Janine, qui rappelle que toutes les décisions sont prises lors des assemblées générales (AG) mensuelles de l’association. Entre chaque AG, les membres s’investissent dans des commissions – « bâti », « communication », « recherche de subventions », « éducation populaire », etc. « Normalement, je n’aime pas les réunions car c’est toujours les mêmes qui parlent, relève Hélène. Mais là, il y a des demandes de prise de parole, une écoute, ça donne confiance et on peut trouver sa place. »
Des murs en paille plus résistants au feu que du béton
En ce début d’année 2016, les réunions se multiplient. « C’est la course avec le chantier et les rencontres avec les artisans pour les devis », confirme Janine. Plutôt que de confier leur projet à un promoteur immobilier, les coopérateurs ont décidé d’être eux-mêmes les maîtres d’ouvrage. Ils ont choisi leur bureau d’études et les architectes, en fonction de leurs capacités d’écoute et de leur sensibilisation à l’écologie. Pour pouvoir peser sur les décisions techniques, les adhérents de Chamarel se sont formés à l’éco-construction, aux côtés de l’association Oïkos. « Nous avons compris que la base d’un bâtiment écologique était l’enveloppe (l’isolation) du bâti, son orientation et le réel savoir-faire des professionnels », résument-ils [5]. L’abonnement à des revues spécialisées comme La Maison écologique et des visites de chantier – parmi lesquels Le Toit vosgien, un bâtiment de sept étages en isolation paille – ont complété leurs connaissances.
« Ils sont motivés et motivants ! », confirme l’architecte Stéphane Peignier, de la société Arketype. Aux côtés de son collègue Clément Bel, doté de plusieurs expériences en habitat participatif, ils se lancent, avec Chamarel-Les Barges, dans le plus haut bâtiment isolé en paille en région Rhône-Alpes. Plusieurs obstacles ont déjà été surmontés. Un bureau de contrôle a par exemple refusé de valider comme coupe-feu des enduits terre sur paille, faute d’homologation française. Au terme de nombreuses heures de réunion, un nouveau bureau de contrôle a finalement accepté une homologation anglaise. « Les tests ont révélé une tenue au feu de 130 minutes, plus que n’importe quel mur en béton ! » pointe l’architecte Stéphane Peignier. Une ténacité récompensée.
Une construction écologique adaptée aux personnes vieillissantes
Outre l’isolation paille dans la majorité du bâti, les futurs résidents ont choisi des appartements traversants, de la lumière naturelle dans toutes les pièces et dans l’escalier pour inciter à l’emprunter, et une façade principale au sud. Le résultat transparaît sur les plans affichés à l’entrée de l’association. L’immeuble de quatre étages comprendra quatorze T2 de 45 mètres carrés, deux T3 de 63 mètres carrés ainsi que des espaces collectifs au rez-de-chaussée, dont deux chambres d’amis, une salle commune avec cuisine, un atelier bricolage, une buanderie, un bureau pour l’association Chamarel. « On a même prévu un local à vélos que l’on appelle entre nous “garage à déambulateurs” », lance, amusé, Patrick. Les coopérateurs ont également décidé que tous les appartements seraient identiques (double orientation, équipement cuisine similaire, etc.) dans un souci d’équité.
« Les coopérateurs se sont tout de suite posé la question de l’adaptabilité du logement aux problématiques du vieillissement et du handicap », ajoute Valérie Morel d’Habicoop. Ils ont notamment prévu des portes larges et coulissantes, et des facilités d’adaptation dans le temps… « On veut faire quelque chose qui puisse être fonctionnel pour les personnes vieillissantes », confirme Janine. L’emplacement du bâti garantit également une facilité d’accès aux transports en commun, commerces et services. En revanche, les contraintes budgétaires les ont amenés à différer la mise en œuvre de certains choix qui leur tenaient à cœur, comme la récupération de l’eau de pluie ou l’installation de panneaux photovoltaïques pour l’électricité.
Quand une banque accorde un emprunt sur 50 ans à des personnes âgées…
De la ténacité, il en aura aussi fallu pour le montage financier du projet, d’un coût total de 2,46 millions d’euros [6]. Chaque futur résident doit apporter entre 25 000 et 30 000 euros [7]. À ces apports personnels s’ajoutent quelques subventions, notamment de la région, et trois emprunts d’un montant total de 1,7 million d’euros [8]. « C’est fabuleux comme montage, s’enthousiasme Luc. Des personnes âgées ont réussi à emprunter 75 % du coût total sur 50 ans ! Les bailleurs ont fini par accepter car ce projet leur fait de la pub. » « Je me souviens de la première fois où j’ai parlé du projet à mon banquier, renchérit Patrick, la soixantaine. Je lui ai dit qu’on avait un super projet, mais qu’il fallait emprunter 2,5 millions d’euros sur 50 ans… Le mec a toussé ! »
Les sociétaires anticipent également l’avenir. La redevance mensuelle (environ 800 euros pour un T3 et 600 euros pour un T2), sert à rembourser les prêts contractés par la société coopérative. Une partie de cette redevance (environ 30 %) est récupérable à terme, c’est en quelque sorte une épargne obligatoire qui permet à la coopérative d’équilibrer l’opération dans le temps, en intégrant des réserves de trésorerie permettant de maintenir le bâtiment en bon état, de faire face à d’éventuels non-paiement de loyer, à la vacance prolongée d’un logement par exemple. « Cette redevance assure une sécurité pour les bas revenus, sans mauvaise surprise dans les vingt ans qui viennent », précisent les coopérateurs.
Un lieu ouvert, empreint d’éducation populaire
À mesure que les travaux avancent, les coopérateurs envisagent de faire de leur bâtiment une vitrine. « Nous voulons proposer des visites à nos futurs voisins, à des écoliers, des lycéens, des étudiants, des enseignants, des élus », confient-ils. Leurs yeux brillent lorsqu’ils évoquent leur rencontre avec les étudiants d’architecture de Vaulx-en-Velin, ainsi qu’avec les enfants d’une école primaire avec lesquels ils ont échangé (voir la vidéo ci-dessous). Ces derniers mois, ils ont multiplié leur participation à des ciné-débats et des conférences. « On a vraiment envie que notre expérience puisse servir d’appui à d’autres, que ce lieu fasse réfléchir. » Ils sont également à l’initiative des deuxièmes « rencontres nationales du vieillir ensemble, mieux et autrement », qui se sont tenues en mars 2015 [9].
Pour l’heure, huit coopérateurs se sont engagés à devenir de futurs habitants. Une vingtaine d’autres sont sociétaires et soutiennent le projet, comme Hélène, qui a encore besoin de mûrir sa décision. « Pour habiter ici, il faut être adhérent de l’association pendant au moins six mois, et que chaque partie se connaisse », tient à préciser Patrick. Personne ne doute de l’intérêt que suscitera leur projet.
En Suisse, en Norvège et au Québec, les coopératives d’habitants sont légales, et les listes d’attente s’allongent. « Plus on avance et plus ça devient concret, plus les gens nous disent qu’ils en ont marre d’être des anonymes dans un bâtiment », observe Jean. Alors que quatorze des seize logements seront en prêt locatif social (PLS), une discussion s’amorce autour de la mixité sociale de leur futur lieu de vie. « Notre problème à Vaulx-en-Velin, ville la plus pauvre du département du Rhône, c’est de faire venir des riches. D’ailleurs, vous en avez déjà rencontré, vous, des coopératives de riches ? »
@Sophie_Chapelle
Photo de une : plans de Chamarel-Les Barges / © Arketype Studio
Photo de membres de l’association Chamarel lors d’un repas coopératif en janvier 2016.
Si vous êtes intéressé(e) par le projet, vous pouvez envoyer un email à patrickchretien(at)hotmail(point)com ou téléphoner au 04 72 04 32 31, et l’association Chamarel vous proposera une date de rendez-vous (voir leur site).
Notes
[1]Chamarel est l’acronyme de Coopérative HAbitants Maison Résidence de l’Est Lyonnais. En savoir plus sur le site. [2]
Autrefois Habicoop. [3]
Lire notre reportage « Babayagas : l’utopie d’une maison de retraite autogérée ». [4]
Le statut des coopératives d’habitants, né à la Libération, a été cassé en 1971 par la loi Chalandon, au prétexte que chaque Français devait devenir propriétaire. En 2014, les coopératives d’habitants obtiennent un statut légal avec la loi ALUR (loi pour l’accès au logement et un urbanisme rénové) mais les décrets d’application se font toujours attendre. « La société par actions simplifiées devrait permettre de basculer facilement vers le nouveau statut des coopératives d’habitants », espèrent les sociétaires de Chamarel-Les Barges. [5]
Extrait d’un article sur Chamarel paru dans L’Encyclopédie internationale de l’autogestion (Syllepse, novembre 2015). [6]
Ce coût comprend les charges foncières, la construction, les honoraires, des frais divers (comme l’accompagnement par Habicoop). [7]
Ce montant correspond à des parts sociales qui sont donc récupérable à terme. Le plafond pour l’apport personnel a été fixé à 40 000 euros maximum par personne, de manière à ce que le montage financier ne soit pas mis en péril par le départ d’un habitant. [8]
Le Crédit agricole a accordé un prêt de 275 000 euros remboursable sur 50 ans pour le foncier et un prêt d’un peu plus de un million d’euros pour le bâti sur 40 ans. 612 000 euros ont par ailleurs été empruntés à taux zéro sur 20 ans à la CARSAT (caisse d’assurance retraite et de la santé au travail). [9]
En savoir plus sur ces rencontres.
Source : Bastamag