Hugues Sibille : réflexion sur l’économie collaborative

Pour Hugues Sibille, président du Labo de l’économie sociale et solidaire, « la finalité de Blablacar, c’est de gagner de l’argent, le plus vite possible ». Face à cette logique, il défend de nouvelles formes d’organisation, où la communauté aurait vraiment le pouvoir.

 
 « Economie collaborative », le terme sonne bien. On imagine une communauté d’utilisateurs, soudée, qui s’envoie de jolis messages pour partager des biens ou s’offrir des services. Tout cela orchestré par une jeune start-up à l’esprit tellement cool.

La réalité, ce sont des entreprises capitalistes comme Uber, Airbnb, Blablacar, valorisées à plusieurs milliards de dollars et avec pour objectif principal : gagner de l’argent le plus vite possible.

Cette confusion des genres, Hugues Sibille, président du Labo de l’économie sociale et solidaire (ESS), un think tank créé en 2010, la dénonce. Lui veut remettre les mots à leur place et des valeurs dans cette nouvelle économie du numérique. Entretien.

Rue89 : L’économie collaborative s’appuie sur une communauté, c’est une belle idée participative, non ?

Hugues Sibille : La « communauté » de l’économie collaborative numérique n’a aucun pouvoir sur l’entreprise. C’est une communauté virtuelle d’usagers, sans véritables liens entre eux et surtout sans liens de pouvoir ou juridiques sur l’entreprise. Faire partie de la communauté des « hôtes » Airbnb, c’est comme être client de Leroy Merlin avec une carte de fidélité, rien de plus.

En revanche, l’économie sociale et solidaire rassemble des personnes en communauté, qui souscrivent des parts sociales et qui leur donnent des droits, notamment celui de participer à la gouvernance de la structure. La communauté se traduit juridiquement en une capacité d’influence sur la structure.

Il faut se rappeler que la finalité d’Airbnb, ça n’est pas de mettre en relation un jeune Parisien et un jeune New-Yorkais. Sa finalité, c’est de gagner du fric.

Ce n’est pas un jugement moral, mais le principe de la communauté n’est pas le même.

Dans l’économie collaborative, on retrouve aussi une logique de « bottom up », c’est-à-dire partir des personnes pour créer quelque chose, non ?

Oui, il y a des liens entre économie collaborative et sociale et solidaire, c’est pour ça qu’il peut y avoir de la confusion.

Le principe de la coopérative, ce sont des agriculteurs qui se mettent ensemble, qui s’associent pour mieux écouler leurs produits et mieux acheter à plusieurs. Ce sont encore des entrepreneurs salariés qui créent l’outil dont ils ont besoin, une coopérative. Le mouvement part de l’usager, du salarié.

Dans l’économie collaborative, ce sont des créations d’entreprises, par des personnes qui ont compris ce qu’apportait l’outil numérique. Ce sont eux qui créent des plateformes, puis qui cherchent des clients. Ces derniers ne se sont pas regroupés d’eux-mêmes.

Ces entreprises de l’économie collaborative rendent un service, mais investissent très peu. Airbnb ne met pas un euro pour investir dans un appartement, ou Uber dans une voiture. S’il y a création de valeur, elle est limitée.

Avant l’économie collaborative, l’entreprise vendait directement à ses clients. Désormais, elle est au milieu de ses clients, elle organise le contact entre eux et fait rémunérer sa mise en contact par une commission.

C’est une révolution économique extrêmement importante. Toute une série de métiers, notamment dans le tourisme, mais bien d’autres, sont et seront complètement révolutionnés. Nous n’en sommes qu’au début. Après la collaboration sur les voitures ou les appartements, on en vient au repas du soir ou à la place de parking. D’ailleurs, les entreprises réagissent en essayant d’adjoindre à leur métier d’origine, des services de l’économie collaborative. La SNCF avec le covoiturage par exemple.

Il faut que l’économie sociale et solidaire vienne aussi sur ces services.

Finalement, quelles sont les différences entre économie collaborative et économie sociale et solidaire ?

L’économie collaborative est une économie horizontale qui permet, grâce à Internet, de mettre en relation directe des demandeurs ou des offreurs de services et de biens. Elle limite l’intermédiation à une plateforme numérique et permet de démultiplier les usages de façon exponentielle à partir d’un patrimoine constant. Sans Internet, pas d’économie collaborative.

Cette définition ne dit rien sur ses buts et sur les formes juridiques, patrimoniales et de gouvernance qu’elle peut prendre. Le terme économie collaborative n’est pas synonyme d’économie coopérative ou économie sociale. L’économie collaborative peut avoir pour but le profit et générer des entreprises capitalistes classiques. C’est le cas des plus populaires et des plus grandes aujourd’hui, Airbnb, Uber, Blablacar. Avec de gigantesques valorisations, 25 milliards de dollars pour Airbnb.

L’économie sociale et solidaire est différente par ses statuts et sa gouvernance. Dans une entreprise coopérative, le capital est entre les mains de sociétaires, les résultats sont mis en réserve et la gouvernance repose sur des principes démocratiques, une personne, une voix.

On peut donc avoir de l’économie collaborative capitaliste et de l’économie collaborative coopérative, ou d’économie sociale et solidaire. C’est encore hélas insuffisamment le cas, car les start-up collaboratives sont essentiellement d’inspiration lucrative.

Je dénonce une certaine confusion de langage subtilement entretenue. Les gens utilisent de manière synonyme, économie collaborative, économie du partage et économie sociale et solidaire. C’est une erreur : ce ne sont pas les mêmes finalités.

La finalité de Blablacar, c’est de gagner de l’argent, le plus vite possible, pour répondre aux attentes des investisseurs. Le but de l’économie coopérative, c’est le service aux membres de la coopérative et plus largement le service à la communauté, c’est-à-dire l’intérêt général.

Je respecte toutes les formes économiques, car je défends une économie plurielle, si elles respectent notre droit du travail, nos règles fiscales, ce qui ne semble pas toujours avoir été le cas, comme on l’a vu avec UberPop.

Comment l’économie sociale et solidaire peut-elle venir sur ce terrain ? L’économie collaborative sous sa forme capitalistique n’a-t-elle pas déjà gagné ?

Ma conviction, c’est que quand les places vont être prises, les tickets d’entrée vont être extrêmement difficiles. Comme c’est le cas aujourd’hui dans l’industrie secondaire lourde, type automobile.

Je crains que ne se constituent des puissances d’économie collaborative disposant de masses de données telles (big data), qu’il sera bien difficile d’aller les concurrencer.

C’est maintenant qu’il faut réagir. Il faut essayer d’entreprendre, avec les principes de l’économie sociale et solidaire, dans des secteurs comme la santé, l’éducation, la culture où le principe d’intérêt général est très fort.

Etre capable de faire une offre avec le métier de la plateforme et des principes coopératifs. Que les membres soient une communauté beaucoup plus engagée dans le projet de l’entreprise.

Quels sont les principes de l’économie sociale et solidaire qui pourraient s’appliquer à la gestion des données, du big data ?

L’économie sociale et solidaire devrait avoir une approche différente de la gestion des données, davantage open source, plus proche des biens communs pour respecter ses principes.

Aujourd’hui, des entreprises ont des millions de données très détaillées, et il n’y a rien de collaboratif ou de partage sur ces données. Elles appartiennent à l’entreprise, qui peut les revendre à n’importe qui. Elles sont privatisées.

L’économie sociale devrait travailler à la conception de bases de données sous forme coopératives, contrôlées par les membres.

Wikipédia, par exemple, c’est de l’économie sociale. Tout le monde peut y contribuer et c’est en open source.

L’économie sociale peut donc soit créer de nouvelles plateformes, soit investir dans celles déjà existantes, ou encore contribuer à « coopérativiser » la gestion des données.

C’est d’autant plus important que l’économie collaborative peut accroître les inégalités. Si vous n’avez pas d’appartement ou de voiture, vous êtes exclus.

Dans Airbnb, il n’y a pas de notion « solidaire ». L’économie sociale et solidaire est sensible à ce que tout le monde puisse accéder aux services. L’économie collaborative, elle, accroît les inégalités patrimoniales. Si vous avez du patrimoine, vous allez pouvoir le rentabiliser. Le locataire de HLM ne pourra pas faire du Airbnb, alors qu’il en aurait sans doute davantage besoin.

L’économie sociale et solidaire peut introduire le contrôle par les usagers et une dimension plus solidaire, plus équitable.

Pourquoi les entreprises sociales et solidaires ont-elles autant de mal à percer ?

Malheureusement, l’économie sociale et solidaire est insuffisamment entrepreneuriale. Aujourd’hui, la motivation de beaucoup de créateurs de start-up, c’est de toucher le pactole. Ce n’est pas le cas d’un créateur de coopérative. Par exemple, j’aurais adoré que Vélib soit géré sous forme coopérative. Soit l’ESS n’attire pas suffisamment d’entrepreneurs, soit elle n’a pas la réactivité suffisante pour aller vite sur les nouveaux marchés, soit manque la connexion avec les financeurs. L’économie collaborative attire le capital-risque avec des perspectives de sortie rapide en plus-value.

Sous forme coopérative, il est plus difficile de lever des sommes importantes. Les modes de financement conduisent à garder les projets de l’économie sociale plus modestes que les levées de fonds de Airbnb !

Qu’est-ce que vous mettez en place pour que cela change ?

La loi du 31 juillet 2014 est importante. Elle crée un cadre et doit faciliter l’accès aux financements. Le Conseil supérieur de l’économie sociale a aussi été mis en place et va travailler sur des stratégies de développement de l’ESS. Je souhaite que l’économie collaborative figure dans ces stratégies.

Il y a des financements dédiés, au sein de la Banque publique d’investissement, BPIFrance. La Caisse des dépôts gère aussi le programme d’investissement d’avenir, PIA, et réfléchit à des financements fléchés vers l’économie sociale.

On doit aller vers les secteurs émergents. Le numérique, mais aussi la transition énergétique citoyenne par exemple. En Allemagne, l’énergie renouvelable est produite presque à 50% par des coopératives.

En France, il existe Enercoop. Demain, il faut de l’énergie de plus en plus décentralisée. Par exemple, la coopérative Fermes de Figeac a constitué huit hectares de photovoltaïque en créant une coopérative de toits. Dans la même logique, ils créent un parc éolien financé par les citoyens en crowdfunding. Et d’ailleurs, cette production d’énergie renouvelable permet d’apporter des revenus complémentaires non négligeables aux agriculteurs.

Je trouve que l’ESS ne va pas assez vite, et n’est pas toujours assez réactive. Nous devons construire des stratégies de conquête, mobiliser l’opinion, mettre en place des outils de financement.

Source : Rue89