Hervé Defalvard : « L’économie sociale et solidaire est l’alternative au néolibéralisme »

Selon cet économiste, l’ESS est une nouvelle voie qui ne remplace ni le marché ni l’État, mais oriente leurs mécanismes de sorte qu’ils gravitent autour de la force de la solidarité et de la durabilité des territoires.

L’économiste Hervé Defalvard ne se contente pas de déconstruire les arguments d’une pensée néolibérale dominante, qui asphyxie tout débat au nom de sa pseudo-scientificité. Sa critique considère que l’économie n’est pas une science naturelle, mais une science morale et politique. Mais l’auteur de la Révolution de l’économie [en 10 leçons] ne propose pas tant d’aller plus loin dans cette critique que d’aller ailleurs. Il renverse ainsi les termes du savoir économique en replaçant l’économie sociale et solidaire au centre de l’économie, transformant les deux sphères que sont le marché et l’État en satellites de la nouvelle économie des communs.

Vous affirmez dans la Révolution de l’économie que les grands prêtres du néolibéralisme ont rétréci l’économie et qu’ils ont ôté, depuis trente ans, toute dimension morale et politique à cette discipline. Ce jugement n’est-il pas excessif ?

Le tournant remonte à la définition de l’économie par Robbins en 1932 comme la science des relations entre des fins illimitées et des moyens rares. L’économie se trouve réduite à un calcul d’optimisation sous contrainte. Depuis, l’indifférence au bien-être des populations, qui croise morale et politique, n’a cessé de croître. Dans un manuel américain de référence, j’ai compté : sur ses 803 pages, 12 pages sont consacrées à la question des valeurs en économie, soit 1,5 %. D’ailleurs, ce sont ces économistes néolibéraux qui ne cessent de clamer que leur science est – à l’instar des sciences naturelles – neutre, n’ayant rien à voir ni avec la morale ni avec la politique. L’excès, s’il y a excès, est de leur côté.

Comment l’université en est-elle arrivée à enseigner l’économie de manière monolithique et comme une science naturelle dont les lois seraient intangibles ?

Étudiant à l’université de Nanterre à la fin des années 70, j’ai vu de l’intérieur cette évolution dramatique. Il y a ici une correspondance entre le dehors et le dedans de l’université. Au dehors, c’est le règne, à partir des années 80, des politiques néolibérales et de la gouvernance actionnariale, annoncées comme la fin de l’histoire. Au dedans, c’est aussi la fin des idéologies, le marxisme mais également le keynésianisme, remplacés par les équations et les techniques quantitatives fondées sur le calcul rationnel. Ce dogme que Stiglitz n’a pas eu le courage de contester au début de sa carrière universitaire. Ce courage, les étudiants des écoles normales supérieures l’ont eu à travers leur mouvement Autisme [Autisme-économie : mouvement pour la réforme de l’enseignement de l’économie, ndlr] au début des années 2000, sans succès. Aujourd’hui, quand l’Association française d’économie politique se bat pour le pluralisme, c’est le prix Nobel, Jean Tirole, qui écrit à la ministre pour l’avertir que c’est là la porte ouverte à l’obscurantisme.

Tout au long de votre livre, l’économie sociale et solidaire (ESS) apparaît comme une autre économie. Comment cette autre voie pourrait-elle devenir une alternative ?

Corrigeons tout de suite un malentendu que comporte la définition usuelle de l’ESS comme l’ensemble des mutuelles, coopératives, associations employeurs et fondations. Parmi ces organisations, certaines participent à l’économie la plus néolibérale qui soit, on pense bien sûr aux activités sur les marchés financiers spéculatifs de certaines banques coopératives révélées par leurs difficultés au plus fort de la crise des subprimes. Il convient donc de considérer différemment l’ESS. Sur ce point, la récente loi relative à l’ESS du 31 juillet 2014 représente une avancée que je juge décisive. Elle ne limite plus l’économie sociale et solidaire à un autre mode d’entreprendre, elle la définit aussi comme un mode de développement économique reposant sur les valeurs de solidarité et de durabilité, voire de sobriété ; encourageant la création des pôles territoriaux de coopération économique à l’image de celui du pays de Grasse dont les activités solidaires – de la culture bio des fleurs pour les parfums au réemploi et recyclage des déchets – réalisent une transition écologique territoriale. Ici, l’ESS dessine bien une nouvelle économie politique.

Comment l’éthique a, selon vous, disparu de l’économie ?

Ce point est essentiel et ses causes sont rarement vues. Pour le comprendre, il faut considérer l’éthique comme une affaire collective et revenir sur l’histoire du libéralisme économique. A ses origines au XVIIIe, celui-ci conçoit l’individu comme un être créé par Dieu, libre et égal aux autres avant toute société. Quand l’édit du libéral Turgot, en 1776, supprime les corporations et leur substitue le libre marché du travail, il le justifie par le fait que Dieu a conçu les hommes pour qu’ils puissent vivre librement de leur travail. Le libéralisme est une éthique aux fondations religieuses. A partir du milieu du XXe siècle, le néolibéralisme repeint l’individu en le modelant avec la science. Ayant perdu toute attache à Dieu, l’individu est doté d’anticipations rationnelles ; c’est lui maintenant qui devine l’avenir. Le néolibéralisme va aller jusqu’à inventer l’agent représentatif qui se substitue à la société tout entière. L’éthique, qui peut être religieuse mais aussi laïque, est hors sujet pour le néolibéralisme et son monde «du chacun étranger à tous».

Pouvez-vous nous donner un exemple qui montre que l’altruisme vient contredire la supposée rationalité égoïste de l’Homo œconomicus de la théorie économique dominante ?

Pour la théorie des jeux, l’individu, dans toute situation sociale, recherche la stratégie qui maximise son gain en tenant compte de la stratégie des autres. Cette théorie est à l’origine de plusieurs paradoxes tant elle aboutit à des résultats antisociaux. Mais plutôt que les petites histoires de la théorie des jeux, prenons des exemples du quotidien. De nombreuses associations de l’économie sociale et solidaire, telles les Restos du cœur ou les communautés Emmaüs, ne développent leur activité économique que grâce au don et au bénévolat. Elles reposent sur une économie de la gratuité jamais enseignée car l’Homo œconomicus ne lui laisse aucune place. Il y a d’ailleurs ici une dérive inquiétante qui détourne le don au profit de l’intérêt. Une amie me disait que, souhaitant donner des vêtements à une ONG, sa collègue de travail lui avait dit«mais va plutôt sur eBay !» Cela l’a choquée. L’extension de la marchandisation néolibérale n’opère pas que sur les bancs de l’université.

Dans l’une de vos dix leçons, vous parlez de l’intention collective. Que recouvre ce concept dans le domaine de l’économie ?

L’intention collective est une intention en «nous». Elle se distingue de l’intention en «je» et de l’intention en «il». Quel rapport avec l’économie me direz-vous ? Prenons l’exemple du lac et de ses poissons que je développe dans mon livre. On peut raconter l’histoire sur le mode de l’intention en «je» : chacun pêche le plus de poissons possible car cela maximise son gain. C’est comme cela que les esturgeons ont disparu de la mer Caspienne. On peut faire intervenir l’État et son intention en «il» : il va réguler en imposant des quotas. On peut aussi faire intervenir l’intention en «nous» : c’est comme cela que les pêcheurs de la région d’Alanya, en Turquie, se sont organisés selon l’exemple emprunté à Elinor Ostrom, qui a reçu le prix Nobel d’économie pour ses travaux sur les communs. Chaque pêcheur accorde son «je» avec le «nous» de la collectivité qu’il a contribué à créer et à la gouvernance de laquelle il participe.

Bientôt s’ouvrira la COP 21, et il sera sans doute question de permis à polluer. Pourquoi ce mode de régulation du climat par un prix attribué à la tonne de carbone et au marché vous semble-t-il critiquable ?

La mise en œuvre des droits à polluer aux États-Unis, puis en Europe, est la plus néfaste des victoires remportées par le néolibéralisme sur le libéralisme éclairé. Ce dernier a toujours, sinon souhaité, du moins justifié l’intervention de l’État, en l’occurrence la taxe du pollueur-payeur. Le bilan du marché des droits à polluer est connu de tous : un prix trop faible du carbone. Pour garantir une valeur élevée du carbone, on peut penser à un mécanisme public basé sur des certificats bénéficiant aux entreprises ayant fait des investissements pour décarboner leur production. Avec ces certificats, elles remboursent leurs crédits auprès des banques dans la mesure où, au final, ces certificats seraient rachetés par la banque centrale à une valeur élevée garantie. Plus généralement, l’économie verte devrait voir marcher de concert l’État et l’ESS très engagée dans le domaine des énergies renouvelables.

Pourquoi l’économie sociale et solidaire doit-elle être imaginée comme une troisième voie ?

Je dirai les choses ainsi : l’économie sociale et solidaire constitue l’alternative au néolibéralisme et à sa crise de civilisation alors que le communisme d’État ne peut plus y prétendre, délégitimé par l’histoire du XXe siècle. Cette alternative ne remplace ni le marché ni l’État, mais oriente leurs mécanismes de sorte qu’ils gravitent autour de la force de la solidarité et de la durabilité des territoires, sur «la Terre conçue comme un espace commun de solidarité», selon le pari de Nicolas Hulot, «Osez». Réussir la transition écologique et sociale requiert une véritable révolution de l’économie.

Vittorio De Filippis

La Révolution de l’économie [en 10 leçons], de Hervé Defalvard
Les Éditions de l’atelier, 192 p., 20 euros, 2015

Source : Libération