Associations et monde culturel : Virage dangereux

   Bien naïfs ceux qui croyaient que le néolibéralisme (ou capitalisme, comme on disait jadis) n’irait pas jusqu’à tenter de TOUT prendre dans ses filets. Car, pour lui, on le voit chaque jour avec l’« austérité » et les fameuses « réformes », le poids de la « dette » et le traitement infligé par l’Europe à la Grèce, tout, jusqu’aux soins aux personnes âgées et aux malades, jusqu’à la misère qu’il produit, doit devenir « marché ».

Et, comme le montre clairement Jean-Claude Boual président du Collectif des associations citoyennes1, qui mène depuis plus de quatre ans un travail très pointu sur le sujet, le dernier «marché» qui résistait encore, sur lequel il ne pouvait presque pas faire de profit, va bientôt tomber dans son escarcelle…

Peu de gens en ont encore conscience, car il faut du temps et quelques connaissances pour décrypter les dispositifs très complexes (et trompeurs) mis au point par le G8, l’OMC et l’OCDE2, efficacement relayés par l’Europe et mis en pratique par les différents gouvernements. Et lorsqu’on prend le temps de s’attarder sur les manœuvres des néolibéraux pour mettre la main sur tout ce que produit notre société, on est stupéfait de leur perversité. Rien ne les arrête. Et dans un système qui avale tout, l’enfer est parfois pavé des meilleures intentions.

Les attaques à l’encontre des données immatérielles de l’art, ce qu’on nomme la «culture» et la pensée en général (ce que j’appelle le monde du symbolique) comme des valeurs de générosité et de gratuité portées par le monde associatif, lancées par les tenants de l’évaluation quantitative de tout, ne datent pas d’hier. La résistance (ou la riposte) à ces attaques est même l’un des axes majeurs de notre revue. Mais c’est vraiment David contre Goliath. Depuis au moins deux décennies, ces attaques passent par une multitude de canaux, des formations en «ingénierie culturelle» – qui visent à produire des gestionnaires là où nous avons besoin de gens cultivés et sensibles au rôle du geste artistique -, jusqu’à celle des journalistes, la plupart du temps contraints de ne parler que de formes déjà reconnues et négligeant le travail d’équipes engagées dans un projet véritablement artistique, c’est-à-dire sociétal. En passant par les nombreux freins à la diffusion de publications comme la nôtre et les subventions accordées à des entreprises tueuses de librairies (et destructrices d’humanité) comme Amazon.

Eh bien nous entrons aujourd’hui dans une nouvelle phase de cette guerre, une intensification réelle après laquelle il sera très difficile de revenir en arrière si nous ne lui opposons pas, en connaissance de cause, une résistance déterminée. Les incessantes incitations à se tourner vers le mécénat privé (qui frisent le harcèlement) subies depuis au moins deux décennies par les artistes et les équipes de la part des gouvernements successifs vont bientôt trouver leur aboutissement. Ce qui revient à dire que l’ensemble du monde associatif (et donc la part la plus désintéressée et engagée du monde culturel) est sur le point de tomber sous la coupe d’intérêts privés.

Car pour le monde de la finance, le service public de la culture construit en France après la dernière guerre doit – comme les autres – disparaître, afin que la totalité des activités humaines soit gérée par le système capitaliste comme un marché. Profitable. C’est l’un des derniers bastions du sens encore debout dans nos sociétés qui menace de tomber sous les coups des ultralibéraux et de leurs affidés (quel que soit le nom dont ils se parent).

Et cela correspond bel et bien (se rendent-ils vraiment compte de ce qu’il font ?) à l’avénement d’une vision délétère, morbide, piteuse, anémiée, déficiente, médiocre, misérable, cauchemardesque, d’un être humain privé d’imaginaire réduit à sa seule sinistre fonction de producteur-consommateur. C’est l’une des raisons pour lesquelles nous avons vertement critiqué en son temps les propos d’Aurélie Filippetti en réponse au Medef sur la rentabilité des pratiques culturelles. Lorsqu’un ministre de la Culture tient un pareil langage, le sens de l’art (et de la «culture» en général) s’efface immédiatement pour laisser place aux industries culturelles qui en sont l’exact opposé. Pour en être convaincu il suffit de relire ce que disait déjà Theodor Adorno sur le sujet en 19623.

Il ne nous reste qu’à espérer une chose : que les menaces qui pèsent sur les défenseurs de l’univers du symbolique, sur ceux qui veulent un art et une culture vivants et destinés à tous, soient le levier d’une prise de conscience aussi forte que le fut, il y a cinq décennies, celle des désastres écologiques au sujet desquels nous alertaient René Dumont et ses amis. Et que cette prise de conscience nous force à nous rassembler, enfin, autour de cette cause absolument essentielle !

Nicolas Roméas

 

3 - «Dans toutes ses branches on construit, plus ou moins selon un plan, des produits qui sont étudiés pour la consommation des masses et qui déterminent par eux-mêmes, dans une large mesure, cette consommation». Théodor Adorno, conférence pour l'Université radiophonique et télévisuelle internationale.
3 - «Dans toutes ses branches on construit, plus ou moins selon un plan, des produits qui sont étudiés pour la consommation des masses et qui déterminent par eux-mêmes, dans une large mesure, cette consommation». Théodor Adorno, conférence pour l'Université radiophonique et télévisuelle internationale.
3 - «Dans toutes ses branches on construit, plus ou moins selon un plan, des produits qui sont étudiés pour la consommation des masses et qui déterminent par eux-mêmes, dans une large mesure, cette consommation». Théodor Adorno, conférence pour l'Université radiophonique et télévisuelle internationale.

 

http://www.associations-citoyennes.net

 

Source : Blog de Nicolas Roméas – Médiapart